CHAPITRE 31
Spence alla jusqu’au bout de l’aire d’arrimage, là où se trouvait une plate-forme de service, et il s’immobilisa quelques minutes avant de sauter. Il sauta maladroitement, actionnant son mini-impulseur une fraction de seconde trop tard. Il ne parvint pas à sortir de la gravité artificielle recréée sur la station avec autant d’aisance qu’il l’avait prévu. Il heurta avec une jambe le rebord de la plate-forme alors qu’il se lançait à la renverse, puis l’impulseur qu’il portait sur le dos prit le relais dans la direction de ses mouvements et l’entraîna un peu plus loin.
Une fois libre, il n’éprouva aucun mal à se diriger et il s’éloigna un peu à reculons. Il flottait le long de la paroi de l’énorme anneau qui poursuivait au-dessous de lui sa lente rotation. Au-dessus, à une certaine distance, il apercevait le grand disque de l’antenne radio. Il se dirigea vers elle en examinant attentivement la surface de la station en mouvement tout près de lui.
Spence ressentit l’excitation qu’éprouvent tous les promeneurs de l’espace, mais il s’efforça de l’ignorer pour se concentrer sur la tâche urgente qui l’avait amené là. Et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de jeter un coup d’œil sur ces profondeurs infinies constellées d’étoiles et sur le croissant bleu-vert de la terre qui se levait à l’horizon de la station.
Un cylindre, se répétait-il. Où peut être ce cylindre ? Il scrutait la station à la recherche d’une partie qui aurait une forme même vaguement cylindrique. Il activa l’impulseur et s’éloigna encore un peu de la station, et il l’aperçut, scintillant sous les fortes lumières de chantier blanc et jaune. Le module qui devait abriter le nouveau télescope. Il avait bien la forme d’un cylindre.
Spence survola le chantier et vit de longues poutres métalliques qui flottaient dans l’espace et de grandes feuilles d’aluminium empilées près de la tour centrale. De minuscules ouvriers – revêtus de combinaisons spéciales qui les faisaient ressembler à des astronefs en miniature – flottaient immobiles sur le site.
Caché en pleine vue, pensa-t-il. Il eut soudain une vision de Hocking comme une araignée vénéneuse gonflée de haine et d’un appétit insatiable de pouvoir, assis dans l’ombre de son monstrueux repaire, tissant les fils de sa toile maléfique. L’image le révoltait. Et maintenant il lui fallait aller rencontrer l’araignée.
Il passa au-dessus du site en construction et descendit vers l’emplacement de l’abri du télescope. Quand il fut suffisamment proche, il enfonça un bouton sur la plaque qu’il portait sur l’avant-bras et, au contact de ses pieds, les aimants de ses bottes accrochèrent une passerelle métallique. Il penchait dangereusement en avant. Ayant mal calculé son angle de descente, sous l’effet de la poussée qui le propulsait, il avait dépassé la verticale. Il tomba à genoux et heurta la passerelle avec son casque. Du calme, se dit-il. Restons calme. Il se releva avec précaution et vit sur la passerelle une clé universelle magnétique. Il la ramassa et se dirigea vers l’abri. C’était un énorme appendice de forme cylindrique faisant saillie à la surface du tore. Quand il serait terminé, il en serait complètement détaché pour permettre une vision totale et parfaitement dégagée de n’importe quel point de l’espace. Mais pour le moment, il était fermement rattaché à la station. Une passerelle y conduisait et l’entrée était éclairée.
C’est donc là que tu étais caché pendant tout ce temps, pensa-t-il. Eh bien, Hocking, je t’ai retrouvé. Et maintenant ?
Il pressa la plaque d’accès à l’entrée. Sans résultat. Il s’en doutait car un tel site devait certainement être protégé par un code, et il ne le connaissait pas. Alors il saisit la clé et en frappa de toutes ses forces la plaque d’accès. Le mécanisme fut réduit en miettes et de petits éclats de plastique se mirent à voler dans toutes les directions. Il donna un autre coup, dans le circuit cette fois. Il y eut un éclair et le portail s’ouvrit.
Spence pénétra dans un sas étroit. Il ferma la porte intérieure puis essaya la porte extérieure. À sa grande surprise elle se referma et il entendit le sifflement de l’air qui remplissait la cabine. Quand la lumière passa du rouge au vert, il retira son casque et se débarrassa de sa combinaison. La porte intérieure s’ouvrit automatiquement et il traversa un petit vestibule jusqu’au tube qui abritait l’ascenseur. Il avança, les jambes tremblantes et entra. Son estomac fut pris de crampes et son cœur se mit à battre fort. Il sentait la sueur couler dans son dos et sous les bras. D’un doigt mal assuré, il pressa le bouton.
Au bruit du mouvement de l’ascenseur, Hocking se détourna de la console. Une certaine inquiétude passa sur son visage décharné. L’ascenseur s’arrêta, la porte s’ouvrit et Reston apparut.
« Vous ! » s’exclama Hocking. Il maîtrisa aussitôt une brève expression de surprise.
« C’est fini, Hocking. » Spence fixait sur son ennemi un regard menaçant. « Votre petit jeu est terminé.
— Menteur, lui cracha Hocking au visage. Voyez vous-même ! » Il désignait la rangée d’écrans vidéo qui montraient l’œuvre du tanti. « La station n’est plus qu’une morgue de corps immobiles, en mouvement dans l’espace. La terrible machine du Voleur de rêves a bien fait son travail.
— Arrêtez ! dit Spence.
— Ha, Ha ! » Hocking se retourna vers lui. « Vous m’avez empoisonné depuis le début, vous et votre volonté de fer. Vous pouvez être fier de vous, Reston. Vous avez résisté là où personne ne le pouvait : un autre aurait cédé il y a longtemps, mais pas vous.
— Vous êtes en perte de vitesse.
— Taisez-vous. Ortu avait raison. Vous êtes dangereux. Mais les choses sont différentes maintenant. C’est moi qui porte le kastak. » Il secoua légèrement la tête et le bandeau étroit se mit à briller sur son front. « Vous voyez, cette fois vous ne m’échapperez pas.
— Où sont-ils, Hocking ? Qu’avez-vous fait d’Ari et de Kyr ?
— Imbécile ! » Hocking s’approcha. « Économisez votre souffle. Vous allez en avoir besoin parce que j’ai bien l’intention de vous écraser comme un insecte.
— Où est Ari ? » demanda Spence. Il remarqua que le regard de Hocking s’était involontairement tourné vers une cloison de séparation à l’autre bout de la pièce. Il alla voir. Ari était allongée sur une couchette. En la voyant, il fut atterré. Il se retourna les poings serrés. « Si vous lui avez fait du mal, je ne réponds plus de rien !
— Vous ne pouvez rien faire. » Le pneumosiège s’éleva légèrement et se rapprocha. Spence attendait, ne sachant pas encore que faire.
De cette position plus élevée, Hocking ricana d’un air méprisant. « Je suis ton maître, Reston. Dis-le.
— Jamais.
— Dis-le ! » rugit Hocking. Son visage était maintenant très proche de Spence.
Spence le fixait, mais il refusa de parler.
« Dis-le ! » cria Hocking et à ce moment le kastak émit un éclair. Il y eut un craquement et un projectile sortit du pneumosiège et frappa Spence à la poitrine. Il ressentit le coup comme une décharge électrique. Il fit un bond de plusieurs mètres dans les airs et atterrit sur le dos.
« Maintenant nous allons voir qui a gagné ! » dit Hocking d’un air triomphant.
Le pneumosiège s’approcha encore. La vision brouillée par des larmes, sous le coup de la douleur, Spence rassembla son énergie et parvint à se mettre à genoux.
Du coin de l’œil, il vit partir l’éclair. La décharge suivit et elle le cloua de nouveau au sol. Il roula sur le côté et regarda du côté de l’ascenseur, avec le fol espoir de voir Adjani se précipiter à son secours. Mais il n’y avait personne. Il était bien seul.
La nausée l’envahit. Spence savait qu’il allait mourir. Il entendait le rire dément de Hocking résonner contre les parois métalliques de la pièce. Hocking était vainqueur.
Cette pensée le mit en colère. Mon Dieu ! pensa-t-il. Après tout ce que j’ai traversé ! Mourir de la main de ce fou ! Mon Dieu, aidez-moi ! Il se redressa sur les mains et les genoux.
Un troisième coup faucha ses membres sous lui et sa tête heurta le sol. La douleur lui fit voir des étoiles et parmi elles il y avait le visage de Hocking qui se moquait de lui.
« Dis-le ! criait-il. Dis-le et ta mort sera écourtée.
— Non ! » hurla Spence. Il roula sur lui-même et se redressa à quatre pattes.
Un autre coup l’atteignit, et il sentit toute force quitter ses membres. Il avait du mal à respirer. Les coups répétés l’avaient épuisé et la douleur brouillait son cerveau. Il se sentait au bout de ses forces. Le tanti, pensa-t-il. S’il pouvait atteindre le poste de contrôle et le détruire, il avait peut-être une chance.
Lentement, en plaçant les mains sur les genoux et en faisant appel à toutes les fibres et les nerfs de son corps, il se mit debout. Il releva la tête et regarda Hocking qui s’était rapproché, le visage déformé par la haine.
« Vous ne pouvez pas me tuer Hocking. » Il avait prononcé ces mots lentement et avec difficulté. Son bourreau était tout près maintenant. « Et vous ne me ferez pas plier devant vous.
— Vraiment ? Dans quelques secondes, tu me supplieras de te tuer. Tu me reconnaîtras comme ton maître. » Hocking renversa la tête en arrière et se mit à rire. Sa tête oscillait sur son cou filiforme.
Spence entendit le craquement et il reçut un nouveau coup. Il recula de quelques pas mais ne tomba pas. Il mourrait peut-être, mais il ne tomberait pas.
Hocking se mit en position pour envoyer le coup fatal. Le kastak brillait comme une enseigne sur son front. Spence le laissa venir.
Il entendait sa respiration. Elle paraissait remplir toute la pièce. Il se dirigea vers la console. Le bruit s’amplifiait. Spence poursuivit, la tête baissée, évitant de le regarder.
« Arrête ! cria Hocking. Tu n’atteindras pas ces contrôles vivant ! » Et au moment où Hocking allait le toucher, Spence releva la tête, regarda de côté et cria : « Ari ! »
Hocking tourna la tête vers la couchette : la jeune femme était là ; elle n’avait pas bougé.
« Tu ne vas pas…» commença-t-il, mais il fut interrompu car Spence bondit en avant et arracha le faisceau de fils qui partait de la base de son crâne. « Ah ! » cria-t-il.
Hocking se tordit et le siège fit une embardée de côté. Spence s’accrochait aux fils de toutes ses forces.
Il y eut un craquement sonore. Spence sentit son bras s’arracher et se déboîter de l’omoplate.
Il regarda sa main et vit qu’elle tenait une poignée de fils électriques déconnectés.
Au même moment, le siège de Hocking s’écrasa au sol et il fut projeté en l’air tandis que tous les circuits explosaient dans un nuage de fumée et d’étincelles. Il retomba, les membres écartelés comme une pauvre marionnette sans fils. Le kastak glissa de son front et roula par terre hors de portée. Il eut quelques convulsions puis il s’immobilisa en gémissant.
Spence, se tenant l’épaule, se pencha quelques instants sur le corps puis se détourna. C’était fini, mais la victoire ne lui procurait aucune joie.
Il se dirigea vers la couchette où était étendue Ari. Son immobilité lui fit peur.
« Elle n’est pas morte. » Spence se retourna et vit Kyr penché sur le corps de Hocking. « Mais celui-là, oui ! » De sa longue main il désignait le cadavre squelettique. Il se pencha pour ramasser le kastak. Il vibrait toujours de son mystérieux pouvoir.
« Kyr, tu n’as rien ? » Spence se laissa tomber à côté de la couchette.
Le Martien se pencha sur le corps d’Ari. Il regarda son visage un moment puis il approcha le bord du kastak de son front et l’effleura. « Tu m’as délivré de l’emprise de celui-là. Je vais la délivrer du sommeil du Voleur de rêves. »
Kyr ferma les yeux et une sorte de bourdonnement remplit la pièce. Spence se sentit entouré d’un flux tiède d’énergie. Cela dura un petit moment, puis Kyr s’arrêta. On entendit un long soupir. Kyr enleva le bandeau, mais Ari portait encore sur le visage – comme le masque de la mort – les marques de son sommeil.
Spence refoula ses larmes. Il saisit une de ses mains froides tandis que dans la bouche lui venait un goût de cendres. « Oh, Ari ! dit-il. Ari ! »
Il sentit la main de Kyr se poser sur lui. « Que tes larmes soient des larmes de joie, ami Terrien. Le pouvoir du Voleur de rêves est brisé. »
Spence releva la tête avec hésitation et plongea son regard dans les plus beaux yeux bleus qu’il ait jamais vus.